Le héros
est fatigué.
Interview de Ian Rankin
Interview
par Corinne Naidet aidée pour la traduction par Marie-Anne Lucas
John Rebus, le personnage de Ian Rankin n'en n'a plus que pour quelques jours. Non pas qu'il soit atteint d'une maladie incurable ou bien qu'il va être assassiné par un de ses nombreux ennemis mais dans Exit music (Editions du masque, 2010), Rebus va partir à la retraite. Dix jours avant la date fatidique, une nouvelle enquête pour son équipe: un poète russe, opposant au régime de son pays, a été retrouvé, tabassé à mort dans un parking. Crime politique, vengeance ou crime crapuleux?
Rebus, toujours aussi frondeur va vite se mettre sa hiérarchie à dos, qui contre toute attente, décide de le mettre à pied. C'est compter sans la ténacité du flic, qui, à l'aide de sa précieuse Siobhan Clarke, son adjointe, va se démener jusqu'au bout pour faire éclater la vérité. D'autant plus que Ger Cafferty, son ennemi personnel, vient de se faire agresser et est entre la vie et la mort.
Dernier
opus, donc pour ce flic attachant et irascible qui nous promène depuis vingt
ans et dix-sept titres dans les rues de sa ville de prédilection, Edimbourg. Au
fil du temps, les romans ont évolué, passant d'un procédural assez classique à
des romans plus sociaux, Rebus n'étant plus là pour "rendre compte" de l'enquête mais plutôt de
l'état de la société dont il traverse toutes les couches. Pour autant, on se
régale des intrigues savamment mitonnées par Ian Rankin et les rebondissements
multiples qu'il instille savamment dans ses récits.
"Exit
Music" ne déroge pas à la règle et l'écrivain écossais nous régale d'une
narration rythmée et tonique contrastant avec la mélancolie et la nostalgie qui
envahissent peu à peu son personnage. Mais ce féru de musique le sait bien:
It's only rock'n'roll !
A
l'occasion de la sortie en France d'Exit music, Ian Rankin a eu la gentillesse
de répondre à nos questions.
Merci à
Marie Caroline Aubert, son éditrice française d'avoir permis cette interview.
Europolar: John Rebus apparaît dans
16 romans. Quels sont, pour vous, les avantages et les inconvénients aussi
d'avoir un personnage récurrent, surtout sur une aussi longue période?
Ian
Rankin: En fait, le premier roman où apparaît Rebus a été publié en 1987, le
17ème en 2007, et Rebus évolue en temps réel au cours de cette période. Cela
m'a permis d'explorer les changements survenus en Ecosse et à Edinburgh à ce
moment-là. Rebus lui-même change à mesure que la série progresse. On le voit
prendre de l'âge, céder au désabusement, échouer à faire du monde un endroit
plus sûr. C'est sa vie entière qui se déroule sous nos yeux. Accomplir ceci
dans un seul livre aurait été impossible. Quant aux inconvénients d'écrire une
série... en vérité je n'en ai pas trouvé beaucoup ! J'ai pu concilier tous
les thèmes que j'ai voulu explorer avec des romans policiers se déroulant à
Edinburgh.
Eur: Quand vous avez imaginé John Rebus, est ce que vous
vouliez un personnage de flic qui colle le plus à la réalité ou bien un flic
idéal, rêvé...
I.R.:
Quand j'ai imaginé Rebus je ne me doutais pas une seconde que son existence
allait se prolonger au-delà d'un seul livre. Il était un moyen de raconter
l'histoire, de guider le lecteur dans la narration. A mon avis, il était plutôt
bidimensionnel. Après trois ou quatre livres j'ai senti que je commençais
vraiment à le connaître dans sa qualité d'être humain complexe,
tridimensionnel.
Eur: Vous dites souvent que vous avez voulu parler de Rebus
comme on parle d'une ville exemple Edimbourg. C'est pour cela qu'il n'est
jamais décrit physiquement?
I.R.:
J'aime que mes lecteurs donnent forme à mes personnages : ils peignent un
visage sur Rebus et font de même avec Siobhan. Moi, je vois ce qui se passe
dans la tête de ces personnages ; je ne sais pas à quoi ils ressemblent.
Je suis en eux, et je regarde vers l'extérieur.
Eur: Un des sujets principaux, c'est aussi Edimbourg. Pourquoi
utiliser les codes du polar pour parler de cette ville?
I.R.:
Edinmbourg est une ville à la Jekyll and Hyde. La ville que voit le touriste ne
représente qu'une partie d'un ensemble plus complexe. Derrière une splendide
architecture on est confronté à de vrais problèmes sociaux. Le roman policier
me permet d'examiner ces deux villes : celle de la richesse et du goût, et
celle des marginaux et des criminels.
Eur: Il semble que vous avez construit le premier roman avec
Rebus juste pour le faire finir, dans la bibliothèque, ancien tribunal et
décrire tout le vieil Edimbourg?
I.R.:
Edinburgh offre une quantité de cadres merveilleux. Dès que je découvre une
partie de la ville que je ne connaissais pas, j'aime le faire partager aux
lecteurs. Quand j'étais étudiant de second cycle, on m'a fait visiter les
tunnels qui passent sous la bibliothèque. Parfait pour une scène de
course-poursuite, avais-je pensé !
Eur: Est-ce que les lieux marquent les écrivains?
I.R.:
Les meilleurs romans policiers donnent au lecteur un véritable ressenti du lieu
- pensez au Los Angeles de Chandler, au Barcelone de Montalban, au Paris de Léo
Malet, ou encore au Stockholm de Wahlöö et Sjöwall. Tous ces auteurs étaient
fascinés par leurs villes. Ils en ont fait leurs terrains de jeu et ont su les
explorer avec un émerveillement d'enfant.
Eur: Je renverse la question, Est-ce que les écrivains
marquent les lieux d'une manière indélébile, vous dites "Edimbourg, ville
schizophrène" ainsi que Jekyll and Hyde.
I.R.:
Les auteurs peuvent laisser leur empreinte sur une ville. Aujourd'hui il est
possible de faire une visite « Trainspotting » de l'Edimbourg
d'Irvine Welsh. A Stockholm, des fans se lancent à la recherche des lieux cités
dans les romans de Stieg Larsson. En effet, l'interprétation d'une ville par
les lecteurs peut être modifiée par ce qu'ils lisent. Edinburgh est une ville
d'écrivains. La gare (Waverley) a hérité son nom d'un roman de Walter Scott. Le
Scott Monument est point de repère incontestable du centre-ville. Des statues
commémorent Robert Louis Stevenson et Arthur Conan Doyle. Il y a même un musée
des écrivains !
Eur: Deuxième roman, 1987, vous dites que vous êtes étonné que
ce livre soit rangé dans les romans policiers, vous pensiez écrire dans quel
genre littéraire...
I.R.: L'Ecosse n'a pas une tradition de roman policier, mais il existe une
quantité de romans qui s'intéressent aux voyous (la plupart se déroulent à
Glasgow) et nombre de thrillers gothiques psychologiques, très noirs. C'est ce
genre de livre que j'avais le sentiment d'écrire.
Eur: Pour rester dans les premiers livres, dans "Knots
and crosses", il n'y a aucune allusion à la musique, alors que vous adorez
celle-ci. Dans les suivants vous citez abondamment les groupes et titres que
vous aimez...Pourquoi cette évolution? Ou plutôt pourquoi n'en avoir pas parlé
plus tôt?
I.R.:
Dans les deux ou trois premiers romans, Rebus écoute un peu de jazz et même de
la musique classique. Mais d'autres auteurs de polar faisaient la même
chose : l'inspecteur Morse de Colin Dexter aime la musique classique,
l'inspecteur Resnick de John Harvey aime le jazz. Je voulais que Rebus soit
différent, afin que personne ne puisse dire que je copiais ces autres
écrivains. Comme j'aimais le rock, j'ai décidé qu'il allait aimer ça lui aussi.
Eur: Par contre toujours beaucoup de référence littéraires en
particulier "crimes et châtiment"... et j'ai remarqué, quelques titres
avec la même construction de titre. Comme "black and blue", par
exemple. Ce livre de Dostoïevski vous a marqué?
I.R.:
J'étais étudiant quand j'ai écrit le premier roman de Rebus. Je passais
énormément de temps à fréquenter la littérature et à disserter sur les théories
littéraires. Ce premier livre contient sans doute bien trop de
« moi-même ». Rebus ne devrait pas lire autant. L'intrigue est même
résolue grâce à un professeur de théorie littéraire à l'université qui contacte
Rebus. A partir du second livre, j'ai eu davantage le sentiment que Rebus était
un personnage dont la vie se distinguait de la mienne. Il était devenu son
propre maître. Quelques-uns de mes livres sont influencés par des romans ou des
romanciers particuliers. Black and Blue a une dette envers le James
Ellroy qui écrivit White Jazz. The Black Book a subi l'influence
d'un roman gothique écossais du 19è siècle qui s'intitule Memoirs and
Confessions of a Justified Sinner.
Eur: Autre référence à un écrivain et à certains romans, Rebus
semble devoir avoir comme ennemi une image incarnée du mal, en face de lui
comme Jekill and Hyde, Holmes and Moriarty. Chez vous on a Rebus et Ger Raferty
(apparu dans le carnet noir, "the black book"). Hommage ou nécessité
de construction?
I.R.:
Rafferty a d'abord été un personnage secondaire dans le troisième livre (Tooth
and Nails). Je l'ai trouvé intéressant, et je me suis rendu compte que je
pouvais tirer davantage parti de lui. Rafferty incarne tout le malaise associé
au crime. Mais il présente également de nombreuses similarités avec Rebus. On
ne sait jamais vraiment si l'un des deux finira par détruire l'autre ou s'ils
deviendront meilleurs amis.
Eur: Dans vos romans, donc pas mal de références aux livres
mais aussi à leurs personnages et vous vous en amusez. On a droit à Brian
Holmes, à un Mr Watson, à un Mr Hyde et même un Mr H . en fait il y a une
évolution par exemple, d'un Mr Hyde à un Mr h dans "black and blue"
(" l'ombre du tueur", Black and blue, 1997). Est-ce aussi une façon
de jouer avec vos lecteurs?
I.R.:
En effet j'adore jouer avec les lecteurs. Il y a beaucoup de plaisanteries
complices et de références littéraires dans mes livres, mais avec un peu de
chance elles ne gênent pas le déroulement de l'histoire, et de toute façon ce
n'est pas très grave si le lecteur ne remarque pas chaque allusion. Récemment
un lecteur a reconnu dans un de mes livres une citation que j'avais empruntée
au film hollywoodien MASH. Cela faisait si longtemps que j'avais écrit ce
livre, qu'à présent je ne peux me souvenir si cette référence était délibérée
ou involontaire !
Eur: Venons-en aux thèmes. Le mal me semble plus que tout le
sujet de vos livres, le mal dans sa définition biblique. Vous dites en citant
le livre de Job: "Dieu a confié le monde aux méchants". C'est votre
vision de la société?A propos de religion, est-ce que vous pensez, comme
certains, que la bible est le premier polar qui ait été écrit...
I.R.:
J'ai du mal à considérer la Bible comme un roman. C'est un ensemble d'épisodes
et de chants, certains plus réussis que d'autres ! Le Mal est un thème
intéressant. Je trouve qu'il est relativement facile de définir une mauvaise
action, mais plus difficile de désigner un être humain comme mauvais. Nous
sommes des créatures complexes, et de nombreuses raisons nous poussent à nous
compromettre dans des actes criminels. La plupart des criminels ne sont pas le
« mal » incarné, l'humanité a connu très peu de monstres dans son
histoire. Je suis fasciné par la ligne que l'on franchit quand on commet un
crime. Je m'intéresse également aux règles morales qui empêchent la majorité
d'entre nous de franchir cette ligne.
Eur: Dans
"A question of blood", vous faites dire à un personnage "Bad men do what
good men dream". Est-ce une des raisons pour lesquelles vous
écrivez des romans policiers...
I.R.:
"Bad men do what good men dream"... en fait c'est une formule employée par un
psychiatre. J'ai oublié le nom de cet homme, mais je l'avais interviewé pour un
documentaire télévisé sur le mal. Je suppose que la plupart d'entre nous, à un
moment ou un autre, avons souhaité la mort de quelqu'un, ou du moins une
sanction quelconque. Le roman policier se penche sur ce « point de
rupture », le passage à l'acte de celui qui commet un crime, car cela va
changer pour toujours sa vie et celle des gens qui l'entourent.
Eur: Puisqu'on est dans les citations: une phrase de Yeats
toujours dans "question of blood" Je ne hais pas ce que je combats,
je n'aime pas ceux que je protège". Cela mérite un commentaire.
I.R.:
En ce qui concerne la citation de Yeats, je pense que la plupart des flics se
sont posés des questions sur leur métier. Souvent, les coupables restent en
liberté et les innocents continuent de souffrir. On parle rarement
de « gagnants » quand il s'agit de crime.
Eur: Dans "Dead souls: "chacun a un point de
rupture quelque part" John Rebus est témoin de ces points de ruptures...Je
m'explique, c'est en fait ce dont vous avez envie de parler, et un policier est
le témoin idéal...
I.R.:
En effet, et Rebus lui aussi a son point de rupture. Dans Black and Blue,
il y'a une scène où il vient de se battre avec son meilleur ami. Il est
agenouillé, en sang et il pleure. A ce moment là il est très près de son point
de rupture. Mais il est aussi voyeur de profession (comme les écrivains). Il
scrute la vie des gens à la recherche de mobiles, de secrets et de mensonges.
Il a accès à chaque vie, chaque catégorie de la société, et c'est ce qui fait
du détective un personnage de fiction idéal.
Eur: Les romans autour de Rebus montrent 20 ans
de l'histoire de l'écosse et il me semble que les contextes sont de plus en
plus noirs. Comme dans "the naming of the Dead". Cela va de plus en
plus mal.
I.R.:
La société écossaise ne va pas vraiment moins bien. En règle générale les gens
s'en sortent mieux qu'en 1987. Le problème de la drogue n'est pas si important.
Les gens sont en meilleure santé. La cigarette a été interdite dans les bars et
les cinémas. Le Parlement écossais nous donne plus de voix dans la vie
politique et sociale contemporaine. Mais le crime, lui, ne disparaît pas. C'est
ce qui frustre Rebus. Il enferme un « sale type » et un autre vient
combler le vide. Il a aussi fini par se rendre compte qu'il existe des voyous
qui restent presque intouchables : les entreprises et les hommes
politiques...
Eur: Une question sur l'écriture et la construction. Dans
nombre de vos romans, une des forces des livres c'est l'enchevêtrement de
plusieurs histoires. Est-ce que vous pourriez nous expliquer comment vous fonctionnez
pour l'écriture?
I.R.:
Je commence généralement un livre avec un thème que j'ai envie d'explorer. Le
crime principal va m'en donner les moyens, mais des intrigues annexes vont
commencer à prendre forme. Je ne sais pas exactement d'où elles viennent. C'est
un peu comme si le roman avait une idée d'où il allait. Il va m'indiquer les
personnages et les histoires les plus intéressants, ceux qui valent la peine
d'être explorés davantage. Lors du premier jet de mon roman, il est possible
que je ne connaisse pas encore l'identité du meurtrier. Je suis alors placé
dans le rôle du détective, et comme Rebus je dois étudier les mobiles, les
personnages et les indices.
Eur: Dernier point: Rebus et les
femmes: d'abord vous montrez qu'un flic ne peut pas avoir de relations suivies,
John Rebus mais aussi Holmes avec sa bibliothécaire...
Pourquoi lui avoir mis Shioban Clarke
dans les pattes?
I.R.:
Siobhan a beaucoup appris grâce à Rebus, mais pas toujours dans le bon sens.
Tout comme lui elle est obnubilée par son travail, et elle ne peut donc
préserver un espace dans sa vie pour les amis proches et les amants. C'est un
problème auquel les flics sont confrontés dans la réalité : parfois leurs
relations prennent fin parce que le « boulot » vient s'en mêler. De
plus, bien sûr, le lecteur ne veut souvent pas en savoir plus sur la vie privée
des personnages principaux. Il veut que le héros se concentre sur la résolution
du mystère, sans avoir à rentrer chez lui pour mettre les pieds sous la table
et dîner !
Eur: Vous avez décidé de donner sa retraite à Rebus à 60 ans.
Mais (malheureusement) beaucoup de pays d'Europe repoussent l'âge de la
retraite. Peut être Rebus va-t-il revenir?
I.R.: Oui, Rebus reviendra sans doute. En tant que civil, il lui sera toujours
possible de collaborer avec la police. Peut-être cela va-t-il se passer ainsi ...
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