Une étude en sang et or
Kem Nunn est l'auteur de rares et précieux
polars : cinq au total dont quatre traduits en français Il a décrit dans
des registres souvent très différents les vies minuscules de ceux qui se
situent en marge de la Californie du
rêve, la nostalgie de ce qui fut et ne sera plus. Le héros de la Reine de Pomona (La Noire -
1993 et Folio policier), vieil adolescent quarantenaire vit dans « la
litanie plaintive » des fastes désormais engloutis de Pomona Valley, riche
de plantations d'agrumes du temps de ses aïeux.
Dans cet enfer pollué livré
aux maisons préfabriquées, au fog et aux bandes, le salut viendra peut-être de la chanteuse d'un
groupe, « la reine de Pomona », qui joue dans un rade pourri
magnifiquement décrit.
Dans Surf City (1) (Série Noire -1995 et Folio
policier), un adolescent venu du désert de l'Arizona à la recherche de sa sœur
délaissera la terre ferme et les mauvais garçons qui caracolent sur leur moto
pour chevaucher les vagues du Pacifique. Au-delà de la symbolique un peu appuyée
de la bonté de l'Océan et de la noirceur de la terre ferme, on y trouve la
dimension attachante de personnages dont l'ambivalence n'est pas le moindre de
leur charme, et un récit toujours en position de tir tendu qui capte
l'attention.
Avec Tijuana Straits
(Sonatine -2011), on se déplace vers le Mexique : c'est un roman de la
frontière entre le Sud et le Nord du Rio Grande, pour reprendre la terminologie
des westerns. Mais la zone limite entre les deux pays n'est plus cet espace qui
se parait de tous les attraits du mystère à découvrir pour les gringos.
C'est un lieu furieusement proche, sinistrement dégradé par l'action humaine,
la pollution, la violence. D'ailleurs, l'auteur emploie le terme d'Apocalypse
dès la première ligne du roman. Mais on se tromperait si on pensait trouver ici
comme élément central du roman (même s'il est très important) la thématique de
la dénonciation de cette terrible situation frontalière. Non, c'est
l'itinéraire particulier des deux personnages qui constitue la trame d'un récit
de rédemption. Pour Samuel Fahey, tout au moins. Cet ancien
surfer d'élite, dit Sam la Mouette à cause de la position particulière de ses
bras lorsqu'il affrontait la vague, a chuté lourdement à l'adolescence :
il a passé deux années en prison pour trafic de stupéfiant et depuis se remet
lentement. Dans la nostalgie des vagues
géantes, qui peuvent se former à l'embouchure de la rivière Tijuana ; et
dans le souvenir d'un père haï (qui
livrait des émigrants clandestins), lequel lui a laissé pour tout héritage un
élevage de vers, sur la frontière. Son présent est donc plutôt morose, qu'il
supporte à coups de bière et de cachetons, en s'abrutissant dans le travail.
Jusqu'à ce qu'il sauve Magdalena Rivera, jeune mexicaine de Tijuana, à
l'enfance dévastée, poursuivie par un groupe de truands qui l'a laissée mal en
point. Sam soigne et protège la jeune femme, qui lui raconte sa lutte contre
les groupes industriels qui ont saccagé sa ville, et pour la dignité des femmes
victimes du machisme et proies faciles d'une exploitation capitaliste débridée.
Bien sûr, un tendre sentiment commence à les unir ; et ils devront combattre ensemble les
redoutables sicaires lancés contre
Magdalena, sur les rives polluées de la Tijuana, dans la vase et les odeurs
pestilentielles.
On taira la fin du roman,
bien en harmonie avec la volonté de raconter un morceau de vie complexe et sans
afféteries. On retrouve toujours chez
Nunn cet univers en noir, sang et or, peut-être un peu plus accentué ici. Dans l'écriture même, il y a la perception
d'un monde propre à ceux qui se sont
éclaté dans les extrêmes physiques du sport et de la drogue ;
on y rencontre la description saisissante d'une
zone géographique particulièrement glauque et mal en point (voir par
exemple la description de Colonia Cartolandia, appelée Cartoland par les
nord-américains), mais aussi avec des lieux protégés, en dehors du monde ; comme ce bout de la vallée, du côté nord-
américain. Surnommé Garage Door Tijuana, là où des indiens d'Oaxaca, les
Oaxaqueños, vivent de rodéos, « pays de cocagne » qui m'a fait penser
à cet endroit où se réfugient les héros du film
the guetaway de Peckinpah, tiré du roman de Jim Thomson. Resteront aussi les descriptions picturales d'un
ciel paré de couleurs psychédéliques, et une certaine
atmosphère saint sulpicienne ; comme cette
robe rouge à bretelles que Magdalena revêt pour aller au bal, image
presque sacrificielle de celle que les truands appellent la Madonna. Et
aussi ces bandits lancés à sa poursuite,
créatures presque fantastiques, qu'on dirait
des hybrides issus de la pollution. On ne devrait donc pas bouder pas son plaisir de lecture.
(1)
Édité une
première fois, et sous une forme tronquée (amputation de près de 90 pages) en 1990, sous le titre de
« comme frère et sœur », dans la collection Polar Usa.
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