The Rage (Vintage, 2012), de Gene Kerrigan,
Gold Dagger 2012 de l'association des
auteurs de romans policier (CWA)
Le roman noir est né de la culture médiatique. En Irlande comme ailleurs,
bien que plus tardivement, il apparaît dans les parages de la presse écrite. Un
des pionniers, Colin Bateman, est journaliste d'une gazette hebdomadaire d'Irlande du Nord, le County Down Spectator,
lorsqu'il publie Divorcing Jack en 1994.
Son roman Belfast Confidential (Headline
Publishing, 2005) examine la vie et les scandales d'un journal local ; le
personnage récurrent de Dan Starkey, journaliste
à Belfast, ressemble à un alter ego
de l'auteur. A Dublin, John Connolly, aujourd'hui l'auteur noir irlandais le
plus connu internationalement, écrit son premier roman All the Dead Things (1999) en même temps que ses articles pour l'Irish Times.
L'exemple le plus significatif de tels liens est celui de Gene Kerrigan
dont chaque roman est salué par la critique et qui vient de recevoir le Gold Dagger du meilleur
roman policier (2012). Kerrigan est connu
en Irlande depuis des décennies comme journaliste politique. Ses reportages
d'investigation dans le magazine politique Magill, ses chroniques phares dans
le Sunday Independent, ainsi que ses
livres relatant des affaires judiciaires et des crimes célèbres (Hard Cases: True Stories of Crime and Punishment, Virgin, 1995) ont précédé ses romans noirs.
Ceux-ci apparaissent vers la fin de cette décennie d'années folles que fut l'époque
du « Tigre Celtique ». Little Criminals paraît en 2005
(traduction française, A la petite
semaine, Le Masque, 2007). Kerrigan a depuis publié trois autres romans
noirs, eux aussi situés dans la capitale irlandaise, complétant sa
« tétralogie dublinoise ». Ni narrateur intradégiétique ni personnage
focalisateur commun ne les unifient entre eux. Quelques membres de la
hiérarchie policière (tel le « Detective Chief Superintendant Hogg »)
sont mentionnés de manière intermittente d'œuvre en œuvre, mais leur présence
est lointaine. Si elle renforce la cohérence de l'univers référentiel proposé,
elle ne créée nulle familiarité, et guère d'empathie avec les représentants
de l'ordre public.
En revanche les ferments de désordre et de crime possèdent une
continuité plus grande au sein de la tétralogie. Alors que les justiciers sont
interchangeables et faillibles, ce sont les criminels, et la présence du crime
qui inscrivent une notion de durée et de stabilité dans le cycle. Les méfaits
et l'influence des frères Jo-Jo puis Lar Mackendrick se prolongent de livre en
livre. Leurs apparitions tissent une toile narrative inquiétante, engluant
Dublin dans une violence et une corruption plus pérenne que les agents chargés
de les combattre. Le désordre juridique et judiciaire est le véritable facteur
cohésif du cycle. La représentation de la ville est un autre élément d'unité
entre les quatre romans ; de même que la récurrence obsédante des mêmes problèmes,
moraux, juridiques et déontologiques, affectant des personnages différents.
Ainsi, la forfaiture et le faux témoignage, qui ont précipité la chute de l'inspecteur réputé incorruptible, le bien ou mal nommé Harry Synnot dans The
Midnight choir (Vintage, 2006, traduction française, Le chœur des paumés)
tentent également son collègue
au patronyme tout aussi problématique, Bob Tidey dans The Rage (Harvill
Secker, 2011 pour l'édition
originale).
Le poids des choix moraux ajoute à l'intérêt de
ce dernier roman. Derrière chacun des protagonistes principaux, le policier, le
voyou, la religieuse, se dresse un placard plein de cadavres. Leur choix peut
le rouvrir ou provisoirement le refermer sans que l'on puisse forcément décider
quelle option est la plus juste. Mais la scène sur laquelle ils se meuvent est
elle-même vermoulue : c'est l'Irlande des spéculateurs véreux, des
banquiers marrons, des promoteurs immobiliers aveuglés par une rapacité
sordide ; c'est l'Irlande de l'après-boom, dans laquelle la ladrerie des
uns et le gaspillage des autres se rencontrent, à bout de crédit et
d'illusions. Mais au milieu de ce désastre, la plus grande banqueroute est
morale, et Kerrigan excelle à montrer comment l'absence de principe des
profiteurs de la croissance se traduit dans l'absence d'éducation de leur
progéniture privilégiée et naïvement matérialiste. Certes leur arrogance et
leur immorale stupidité exposent ces enfants de l'accumulation capitaliste à
des démêlés judiciaires. Mais dans cet univers devenu entièrement marchand, la
loi, bien entendu, est négociable, et les meilleurs professionnels du droit ont
la plus grande valeur vénale. Le vrai problème n'est donc pas la justice, mais
comme il se doit, la finance. Que se passe-t-il quand la crise, les saisies,
les interdictions bancaires viennent soudain gripper les rouages bien huilés de
la corruption et des passe-droits ? Que devient la ploutocratie, quand le
crédit est mort ?
The Rage accentue, à la suite des romans précédents, la représentation d'une
société non seulement fragmentée par le triomphe de l'idéologie néo-libérale,
mais brisée en mille miettes par la crise qui en est le résultat :
« Au début cela
ressemblait presque à un incident technique, comme s'il avait suffi que
quelqu'un résolve un délicat petit problème purement arithmétique. Et puis les
prix de maisons se sont effondrés, les emplois se sont évaporés, des usines et
des entreprises qui avaient été là depuis des décennies ont fermé du jour au
lendemain. Il y avait des centaines de milliers de maisons et d'appartements
vides, des centaines de lotissements laissés
inachevés et dans
lesquels personne ne vivait ni ne voudrait jamais vivre ; tous avaient été
construits avec de l'argent emprunté pour bénéficier d'avantages fiscaux.
L'évidence que toute l'autosatisfaction et l'arrogance de la décennie écoulée
étaient fondées sur la connerie faisait maintenant rougir le pays comme un
adolescent surpris en train de poser devant un miroir » (p. 9)
Le constat sans complaisance fait par Kerrigan,
montrant dans la crise économique le reflet d'une crise morale et
intellectuelle, embrasse les différentes couches de la société, saisies en
coupe dans le microcosme du roman. Les juristes de Dublin Sud ne sont au total
ni plus malins, ni plus intacts que la fratrie de gangsters des quartiers nord,
ou que la religieuse marquée par les scandales et les infamies commises sous le
couvert de la religion. C'est toute la population du pays, du moins sa population
dite active qui est, profondément, complice. Comme le note un personnage :
Les syndicats sont démodés de nos jours, mais le
peu que nous avons jamais eu, il a fallu que nous luttions pour
l'obtenir : salaires, horaires, conditions de travail. Aujourd'hui, on
dirait que tout le monde est reconnaissant d'être une unité de travail, de se
laisser brancher ou débrancher selon le bon plaisir de son maître (p.69)
The Rage
montre que contrairement à ce que prétendaient les divers catéchismes,
endoctrinements et apologies de la concurrence et du marché autorégulateur
ayant accompagné en particulier les trois décennies qui ont vu l'Irlande
s'ouvrir économiquement et politiquement à l'intégration européenne et à la
mondialisation des échanges, ce n'est pas le spectre de la lutte des classes
qui a détruit la société irlandaise. Mais c'est, au contraire, sa peur du
conflit, sa volonté de consensus et son insuffisante mobilisation politique qui
l'ont conduite à se voiler la face et à se laisser abuser par ceux-là même qui prétendaient
la guider sur la voie de la modernité. Le parallélisme suggéré par le récit
entre les crimes passés de la religieuse et ceux des autres protagonistes sert
ainsi à dénoncer la simple substitution, en guise de modernisation, d'un
discours obscur, trompeur et coercitif, celui des banques, à un autre, celui plus
traditionnellement oppressif de l'Eglise. Le vrai danger, pour l'ensemble de la
population, ne vient pas des marges, des repris de justice à la petite semaine,
mais du centre, du cœur même des institutions : personne n'est plus
discrédité que ceux dont c'était le rôle de garantir le crédit ; rien
n'est plus éloigné de la justice que l'institution judiciaire... Au-delà de
l'enquête qui porte son intrigue et du rythme de sa narration, le plus grand
succès de The Rage est dans son portrait d'une société dans laquelle les
masques sont tombés.
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